Jour 5 : Pointe Sud-Ouest
Vendredi le 22 juillet
J’ai bien dormi. Ça fait du bien un vrai lit. Je regarde par la fenêtre. Il pleut de façon soutenue. Ça semble être parti pour durer toute la journée. Mon seul espoir, c'est MétéoMédia qui annonce un dégagement vers 19 h. Si c'est le cas, je vais encore être chanceux et avoir une belle lumière pour les photos.
Je me prépare tranquillement. Je fais l'inventaire des petits maux que j'ai accumulé depuis mon arrivée. J'ai mal au gros orteil droit. Il est enflé et rouge. Peut-être à cause de l’humidité dans mes souliers. J'ai aussi mon mal de tête qui est revenu ce matin. Et le ventre qui brasse. C'est peut-être l'eau. Je ne sais pas. J’ai mal dans le cou. Mal au dos. Mes souliers sont encore mouillés. Mes bagages puent l'humidité. Une dernière nuit de camping et je vais pouvoir m'installer pour le reste du voyage à l’Auberge de Pointe-Ouest. Et ensuite revenir à la maison. Je suis à cette étape du voyage qui, je crois, doit s'appeler homesick. Je m'ennuie de ma copine et j'ai hâte d'être dans mes affaires.
Direction pointe Sud-Ouest
Départ vers 11 h 45. Pas pressé à cause de la pluie. À la sortie du village, on rencontre Ève et Nicholas, les Groundés. Ils sont allé jusqu’à la rivière Vauréal avec leur Westfalia. En roulant, Danièle nous parle du documentaire l’Anticoste. Elle a bien connu son réalisateur, Bernard Gosselin. C’était lui le propriétaire de sa maison quand elle est arrivée ici. Elle a d’abord été sa locataire et lui a ensuite acheté la maison. Bernard Gosselin a aussi travaillé avec Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perrault sur la photographie de Pour la suite du monde, documentaire que j’aime beaucoup. Je suis bien impressionné...
Les exclos
On visite un exclos expérimental de 100x100m, le premier à avoir été créé sur l’île. Un exclos est une zone de nature clôturée, de dimension variable (ça peut aller jusqu'à plusieurs kilomètres carré) et ça permet d'empêcher l'accès à une ou plusieurs espèces animales. En empêchant les chevreuils d’entrer dans les exclos d'Anticosti, il est possible de voir comment la végétation réagit quand elle ne sert pas de nourriture. À l’intérieur de l'exclos expérimental, il y a des bouleaux matures et des sapins. À l'extérieur, ces mêmes arbres n’existent pas parce que le chevreuil mange la moindre petite pousse qu’il trouve. D’ailleurs, les pousses de sapins broutés par les cerfs ont un nom officieux à Anticosti : des brouttezaï, mot valise formé de boutter et bonzaï, petit arbre japonais cultivé dans un pot.
On arrête au Ruisseau Blanc pour dîner. Comme il pleut encore, on entre dans une cabane et l'on s’installe à une table. Salade de carotte, fromage, thon, craquelins, cerises et noix. Ensuite on va voir la chute. C'est joli. Les couleurs sont saturées sous la pluie. Ça fait de belles photos.
On emprunte le chemin qui longe la rivière Jupiter. C’est une grande rivière et sa réputation pour la pêche au saumon est excellente. Il y a une multitude de fosses, où les saumons fraient, qui sont numérotées par rapport à leur distance de la mer. C’est pour ça qu’on entend souvent parler qu’untel est allé pêcher à Jupiter 12, Jupiter 24, Jupiter 30... Six ans passées à la Sépaq et je n’avais pas encore réalisé d’où provenaient ces nombres. Arrêt photo à Jupiter 24 et ensuite à Jupiter 30. Avec le filtre polarisant sur ma caméra (filtre pour réduire les reflets), on peut voir des dizaines de saumons au fond de la fosse.
Après un embranchement, le chemin quitte la Jupiter et longe maintenant la rivière du Brick. La route est parsemée de flaques d'eau énormes dues à la pluie récente. Le ciel devient plus lumineux. On espère un dégagement dans les prochaines heures. Petit arrêt pour voir la rivière. Le rivage est parsemé de roches à fossiles. Françoise, avec son œil aiguisé, trouve et m'offre une belle roche remplie de fossiles de coquillages.
On emprunte une route plus petite encore. Plus on approche de la pointe Sud-Ouest, plus le chemin est difficile. Ça devient extrême vers la fin, pour les 6 derniers kilomètres. On roule à 10 km/h et c'est la ceinture de sécurité du véhicule qui m'empêche d'aller me cogner la tête au plafond. J’ai appris plus tard que les gens qui se rendent là ont l’habitude d'utiliser un VTT. Mais rien n’arrête Danièle. Après de longues minutes à se faire brasser, j’aperçois enfin une clairière… et le phare!
Phare de Pointe-Sud-Ouest
Le phare de Pointe-Sud-Ouest a une histoire bien remplie. C’est le 3e phare sur le Saint-Laurent, construit en 1831, selon le même modèle et seulement deux ans après celui de Pointe-des-Monts. Il servait alors à sécuriser le fleuve pour maintenir les échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne et ses colonies. C’est donc un important phare de jalonnement et le premier à avoir été construit à l’île d’Anticosti. Le phare est en pierre calcaire locale. Il est d’ailleurs possible de retrouver des fossiles sur certaines pierres. À l’origine, il était peint en blanc avec deux grandes lignes rouges horizontales. En portant attention, il est encore possible de distinguer ce motif sur la pierre. Comme pour le phare de Pointe-des-Monts, le gardien et sa famille habitaient à l’intérieur de la tour, dans des conditions d’humidité et de froid qui n’étaient pas idéales. En 1958, le phare subi un incendie et il est resté abandonné depuis ce temps. À l’intérieur, on peut encore voir des restes de ce qu’était la vie pour les résidents de la tour.
Plus récemment, autour de 2013, la lanterne et le haut du phare se sont écroulés. Je suis heureux de pouvoir le photographier pendant qu’il est encore partiellement debout. D’après les informations que j’avais obtenues, il s’était effondré d'environ la moitié. En réalité, c'est seulement une partie du haut qui est tombée. Il est magnifique, avec ses vieilles pierres. L'environnement qui l'entoure est vaste et beau. Il y a constamment des vagues de brume qui viennent l'envelopper. Ça me fait penser à un paysage écossais.
L'intérieur du phare montre très bien les traces de l'incendie qui a eu lieu il y a presque 60 ans.
Un petit cimetière se trouve plus loin, au bout de la pointe. Des pierres tombales rendent hommage aux membres de la famille Pope, gardiens de père en fils, qui sont pour toujours inséparables. Un autre espace est dédié au capitaine et aux membres d'équipage d'un navire qui a fait naufrage près de la pointe.
Je fais des centaines de photos en me promenant sur le site. Des cerfs me regardent et se demandent s'ils doivent se sauver ou simplement continuer à brouter. Les conditions de lumière sont parmi les plus belles qui m'ont été données de voir dans ma vie de photographe. Un coucher de soleil dans des nuages rougeoyants avec, à la base, un banc de brume enveloppant. J'ai même eu droit à un petit arc-en-ciel. Je ne sais pas si je dois croire à une intervention divine mais je n'ai pas pris de chance : je fais une petite prière de remerciement à la famille Pope, de me permettre de photographier leur phare de si belle façon. On peut dire que les Pope savent accueillir les visiteurs. Ces quelques heures à photographier le phare et le site m'ont donné tout ce dont j'ai toujours rêvé. Des scènes hors du temps et du monde. Merci la vie.
Je soupe après le coucher du soleil. J’avais l’intention de le faire plus tôt, mais la belle luminosité me retenait. Il fait noir lorsque je m'assis finalement pour manger. Pieds et jambes détrempées. Mal au dos. Mais heureux des photos. Chili et riz, guacamole et chips tortillas, vin rouge. Danièle et moi on discute un peu et ensuite je vais me coucher, en prenant soin de prendre des vêtements secs dans ma valise qui est restée dans le véhicule.
Fin du jour 5 : Aucune crevaison. Aucun chevreuil frappé sur la route.